Par une magnifique journée d'octobre, comme nous en avons souvent dans nos vallées savoyardes, Giuseppe Fratoni chemine lentement, avec ses compagnons et ses mulets lourdement chargés, sur la route du col de Tamié. C'est une ancienne voie romaine qui allait vers Genève par Annecy... Giuseppe est maître papetier, et cela fait déjà plusieurs semaines qu'il a quitté son moulin à papier de Fabriano, dans la province des Marches, pas très loin d'Ancône, ce grand port commercial sur l'Adriatique. A Fabriano, il existe depuis le milieu du XIIIe siècle plusieurs moulins à papier, qui font la renommée de cette localité. Ce sont les plus anciens moulins d'occident, avec ceux de Xativa, petite ville à côté de Valence en Espagne, premiers moulins à papier créés par les Arabes à la fin du XIe siècle.

Giuseppe emmène, comme chaque année, ses mulets lourdement chargés de balles de ce beau papier de chiffons de Fabriano à travers les provinces italiennes et la Savoie vers la France. Le terme de son long voyage est la grande foire annuelle de Champagne à Troyes où les marchands européens se retrouvent chaque année. Cela fait déjà de nombreuses années qu'il accomplit ce long voyage pour aller vendre son papier loin de Fabriano, son père et son grand père avant lui.

Ce soir, dans une auberge de Plancherine, il songe à la douloureuse épreuve du franchissement du Col du Mont-Cenis qu'il vient d'accomplir, et aux dangers qui l'attendent encore sur la longue route qu'il lui reste à faire. C'est qu'il n'est plus tout jeune, Giuseppe, et encore célibataire. Il se dit, en regardant les flammes de l'âtre de l'auberge, que s'il construisait un moulin à papier dans la région, qu'il trouve agréable, au delà des Alpes, et que, pourquoi pas, il y fondait une famille, cela lui éviterait beaucoup de peine et lui permettrait de vendre son papier dans toute la Savoie, Genève et la France proche.

Au cours de ses voyages, il a remarqué dans le vallon de Tamié, les rivières aux eaux pures et abondantes, propices à la fabrication du papier, et qui descendent vers Faverges, ce gros bourg de la vallée. Il a aussi remarqué la présence, le long de ces cours d'eau, de nombreux moulins à grain, à battre le fer ou à extraire l'huile de noix existants depuis longtemps dans ce "vallon industriel" propriété des moines de l'Abbaye de Tamié, les protecteurs de la région. Ce qu'il estime être un atout important pour la tranquillité du travail et la prospérité de ses affaires. Cela fait aussi deux ans qu'il a remarqué, lors de ses haltes à l'auberge, la fière et robuste Maria, la servante, qui n'est pas insensible à son charme latin... C'est l'an de grâce 1328, en plein milieu du XIVe siècle...

Une grande histoire va commencer, car le premier moulin à papier va fonctionner dans notre région, et cet événement va nous conduire à ce que nous sommes devenus aujourd'hui, des gens sachant lire, écrire et compter. Les gens du peuple eux, pendant le Moyen-âge et durant des centaines d'années ne savaient pas cela. En effet, dans leur majorité les enfants des seigneurs et des bourgeois aisés pouvaient aller s'instruire chez les moines. Ce qui fait que l'immensité des gens du peuple étaient pour la plupart, ignorants. Les seigneurs étaient aussi assez souvent illettrés et se contentaient d'avoir des "secrétaires" pour lire les textes et naturellement les écrire.

Les seigneurs et les moines domineront le monde chrétien, sans pour autant posséder l'exclusivité du savoir, partagé avec les maîtres et les étudiants des Universités, les trouvères et les troubadours, qui n'étaient pas forcément de grande naissance. Néanmoins, tous les membres du Clergé n'étaient pas de grande origine et ils se sont toutefois distingués.

L'arrivée d'un nouveau moyen d'écriture, qui va remplacer le parchemin, va faire évoluer la société, au fil des siècles suivants. Aujourd'hui, le papier est un produit tout à fait banal, qui fait partie intégrante de la vie de tous les jours, et pourtant ? C'est grâce au papier que l'on va pouvoir développer les techniques de fabrication des livres, jusque là réservés aux moines qui en avaient pratiquement l'exclusivité. Ils étaient les gardiens du trésor, c'est à dire de la bibliothèque. Gutenberg, de son vrai nom Johannes Gensflesch zur Laden zum Gutenberg, entre 1426 et 1455 à Strasbourg et à Mayence, développera le premier moyen moderne de fabrication en série d'un produit de grande consommation que va devenir rapidement le Livre. Il est inexact de prétendre que Gutenberg a inventé l'imprimerie. Ce sont les Chinois qui ont inventé les premiers caractères mobiles en argile entre 1041 et 1048. Et c'est un savoyard, dont nous devons être fiers, Guillaume Fichet, éminent humaniste et théologien au XVe siècle, alors Recteur de l'Université de Paris, qui, sous le règne du Roi Louis XI, en 1470, introduira en France la technique de fabrication des fameux caractères mobiles en plomb, ainsi que la presse à imprimer mis au point par Gutenberg.

Avec trois ouvriers imprimeurs formés par Gutenberg, et aidé par son ami Jean Heynlin, ils installeront la première imprimerie typographique à la Sorbonne. On pense que c'est Guillaume Fichet, qui, lors d'un de ses voyages en Savoie sera l'initiateur de l'installation du premier imprimeur connu à Chambéry, Antoine Neyret, à qui l'on doit, à partir de 1483, plusieurs incunables, c'est à dire, des livres qui datent du berceau (Lat. Cuna) de l'imprimerie.

Les ateliers des moines et des laïcs copistes vont perdre en quelques dizaines d'années l'activité de la fabrication des livres, au profit des Maîtres Imprimeurs, qui vont se constituer en confréries puissantes, à l'image de celles des Maîtres Papetiers. Les Maîtres Imprimeurs, sont pour la plupart laïcs et instruits. Ils sont aussi libraires et éditeurs, trois métiers différents à l'heure actuelle et sont les premiers libres-penseurs de l'histoire, qui vont s'opposer à l'emprise morale de l’Église sur la société. L'héritage latin, dans le haut-Moyen-Âge où l'Empire Romain se désagrège, était transmis par les clercs. Seule l’Église pouvait perpétuer la culture, le latin devenant une langue romane grâce à elle. Les frères des écoles chrétiennes ont été créés par St-Jean-Baptiste de la Salle en 1680. L’État Français se préoccupait peu alors de l'éducation des enfants. Les Jésuites avaient créés des collèges d'enseigne¬ment secondaire, qui par la suite servirent de modèle aux lycées Impériaux, puis Républicains.

Chez nous, en Savoie, on peut être fiers d'avoir eu les premières écoles populaires avec Saint François-de-Sales. Il est allé à l'école primaire de la Roche-sur-Foron, et ensuite a été élevé au Collège de Clermont, à Paris, tenu par les Jésuites. Il a surtout voulu fonder une institution universitaire à la fois professionnelle et de culture générale en fondant la Sainte Maison de Thonon. Les livres, devenus bien moins chers, l'éducation populaire sans oublier l'esprit dit "des lumières" au XVIIIe siècle, tout cela va constituer les ferments qui feront prendre conscience au peuple de son importance. Du peuple et aussi de la bourgeoisie au XVIIe et XVIIIe siècles, sortiront bientôt des élites, dont l'esprit sera plus apte à recevoir un enseignement supérieur dans les Collèges et ensuite dans les Universités.

Les premiers journaux paraîtront avec Théophraste Renaudot qui le premier, va créer à Paris en 1631, un journal périodique "La Gazette de France". D'autres journaux verront par la suite le jour. La presse se développera au XIXe siècle grâce aux progrès des techniques de l'imprimerie typographique. Les journaux contribueront aussi à l'ouverture de l'esprit et au développement du sens critique. La prise de conscience du peuple conduira à la Révolution Française. De la Révolution sortira Napoléon et l'Empire, puis la République. Jules Ferry va créer les Écoles Publiques, gratuites et laïques, de la République, avec les instituteurs, les "Hussards Noirs de la République". Grâce aux Maîtres Papetiers, et aux Maîtres Imprimeurs, qui ont donné, en quantité aux enseignants, qu'ils soient laïcs ou religieux, les outils qu'il leur fallait, les livres, les cahiers, les copies, pour transmettre le savoir à leurs élèves.

C'est la belle histoire que nous voulons vous raconter, celle du développement de la connaissance et de la civilisation universelle grâce au Papier et à l'Imprimerie. C'est l'histoire que l'on raconte inlassablement tous les jours à nos nombreux visiteurs du Moulin à Papier de la Tourne depuis 1995.

REMERCIEMENTS

Qu'il nous soit permis de saluer ici le remarquable travail de recherche sur l'histoire du papier en Savoie, réalisé en 1993 par Christophe Tonin, de Presles, alors étudiant à l'Université de Savoie dans le cadre de son TER de fin d'études.

Outre le travail de synthèse de l'iconographie sur le sujet qu'il a traité, il a pu mettre à jour des documents inédits qui ont apporté une lumière nouvelle sur les anciens moulins à papier de la Savoie, et leur histoire au fil des siècles.

Christophe Tonin est actuellement Professeur des Écoles à La Rochette.

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